Carnet de voyage d’un visiteur

Cette nouvelle a été initialement publiée dans le magazine Jump Point 8.08.

Le sujet de la leçon d’aujourd’hui était “Profite de ce qui se présente à toi”. J’avais besoin de l’apprendre. Je suis content qu’elle me soit parvenue.

Un petit récap : hier soir, je me suis rendu au stand de Twyn’s juste au moment où ils préparaient un nouveau lot de merguez, donc le dîner n’a pas été si mauvais. C’est l’un de mes mets préférés pour les longs trajets. J’ai surpris le caissier en train de me regarder avec insistance et je me suis senti gêné par mon bras, même s’il était recouvert. Je n’y ai plus repensé lorsque je suis retourné dormir sur les mêmes chaises cassées dans le hub Covalex.

En me réveillant ce matin, j'ai trouvé un autre sandwich Twyn's à côté de mon sac à dos, accompagné d’une note sur l'emballage :

Gardez un œil sur l'Ithaca, CapEzura

J'ai passé la matinée sur la plateforme d'observation, et j'étais sur le point d'abandonner lorsque j'ai vu un Reclaimer nommé Ithaca arriver à bon port. Je me suis rendu aux arrivées alors que l'équipage du vaisseau sortait d'un ascenseur et se dispersait dans la station. J'ai suivi celui qui se dirigeait vers le TDD et j'ai écouté sa conversation. Il avait l'air gentil et poli, alors je me suis posté à l'extérieur. Il m'a regardé et m'a immédiatement demandé si j'étais de l'Église du Voyage . J'ai répondu par l'affirmative et il s'est présenté comme le capitaine Ezura. Il n'a même pas bronché en serrant ma prothèse cybernétique.

Il m'a invité à monter à bord de l'Ithaca et a fait les présentations. L'équipage a été accueillant et semblait habitué à recevoir des visiteurs à bord, car ils ne m’ont pas posé le flot habituel de questions, du genre où j'allais, ou pourquoi on appelait ça une "église" alors que ce n'est qu'un ensemble de croyances, etc. Ils ont simplement accepté que je les accompagne, où que cela nous mènerait. Ils travaillaient tous avec le capitaine depuis un certain temps, ce qui est généralement bon signe. J'ai proposé mon aide pour le dîner, mais le capitaine Ezura (que tout le monde à bord appelle “Cap”) a dit que c'était son tour de cuisiner. J'ai ensuite commencé à faire la vaisselle, mais il m'a ordonné de me reposer. J'ai failli protester, mais les ordres sont les ordres et ça faisait un bail que je n'avais pas dormi dans un lit.

Je me sens reconnaissant que mon Voyage m'ait amené ici.

La leçon d'aujourd'hui était “la maison est là où le Voyage t’emmène”.

Je suis épuisé, mais encore sous le choc de tout ce qui s'est passé. Je suis soulagé que Cap aille bien et que nous autres, y compris ce putain de grand vaisseau, soyons tous en un seul morceau.

Aujourd’hui, j'ai piloté. C'est tellement bizarre de dire ça. Je ne pensais pas que la première fois depuis le crash se passerait comme ça, mais le Voyage trace sa propre route, pas vrai ?

Je m'avance un peu. Tout d'abord, les lits de l'Ithaca sont étonnamment confortables. Bien mieux que ceux du Vigny. Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi, mais je me suis réveillé quand l'équipage aidait le capitaine Ezura à rejoindre une couchette voisine. Il avait l'air malade et ne pouvait pas s’empêcher de vomir. Ils lui ont fait une injection d'hydrogel et l'ont mis au lit. Tout le monde espérait que c’était une intoxication alimentaire et non un truc contagieux.

L'équipage a tenu une réunion et m'a laissé y assister. Nous avions voyagé jusqu'à Pyro pendant mon sommeil. Cap avait reçu un tuyau comme quoi un combat avait eu lieu et qu'il y avait de la ferraille à en tirer. Le champ de débris était énorme et la cueillette était bonne. Le seul problème, c'est que l'Ithaca se trouvait maintenant en plein milieu et que personne n'était chaud pour nous sortir de là.

Bakka est le copilote habituel, mais il laisse à Cap le pilotage dans les espaces restreints. J'ai eu l'impression que Cap aimait voler au milieu de la ferraille tandis que Bakka aimait la ramasser. De l'autre côté de la table, je pouvais voir les mains moites de Bakka à l'idée de devoir se tirer d'ici. Devadiga voulait quitter Pyro rapidement. Même si la ferraille était récente, elle avait vu des indices comme quoi quelqu'un d'autre avait peut-être commencé à la récupérer. Elle était convaincue que cette personne reviendrait d’un moment à l'autre, et comme on était dans Pyro, il y avait de fortes chances qu'elle ne soit pas amicale. Taisei, l'ingénieur, voulait partir, mais il savait qu'endommager le vaisseau ne ferait qu'aggraver les choses.

Ils ont discuté un peu et, je ne sais pas ce qui m'a poussé à le faire, j'ai mentionné que j'étais pilote. J'ai parlé de mon temps dans le Vigny et de certains de nos voyages les plus mémorables. Je n'ai mentionné ni l'accident ni de tout ce que ça m’avait coûté.

L'équipage a procédé à un vote et a décidé de me donner une chance. Bien qu'aucun d'entre eux ne soit membre de l'Église, ils semblaient convaincus que le Voyage m'avait amené ici pour une bonne raison. Si je parvenais à sortir du champ de débris, nous pourrions quitter Pyro en toute sécurité et chercher de l'aide pour Cap. C'est alors que j'ai commencé à devenir nerveux, mais il était trop tard pour expliquer que je n'avais pas volé depuis que j'avais reçu mon nouveau bras.

Un frisson m'a parcouru le dos quand j'ai saisi les commandes pour la première fois. C'était étrange. Ma prothèse me donnait l'impression d'avoir toujours volé avec, mais c'était en quelque sorte nouveau. Comme je sentais que l'équipage me regardait avec anxiété, j'ai démarré lentement mais sûrement. Le capitaine Ezura avait laissé l'Ithaca dans un espace très étroit entre les morceaux d'un Merchantman et d'un Hammerhead.

J'ai retenu mon souffle quand j’ai mis les gaz. Mes premiers mouvements ne laissaient pas beaucoup de place à l'erreur. Heureusement, Devadiga m'a aidé en me signalant des ajustements cruciaux depuis son poste de scanner. Peu à peu, je me suis habitué à cet engin tellement plus grand que le Vigny. J'ai réussi à m'éloigner de ces énormes pièces sans endommager le vaisseau. Très vite, j'ai effectué des ajustements précis et j'ai pris de la vitesse. Tout me semblait bon et normal, comme par le passé.

Je voudrais bien dire que je n’ai pas pensé à toi pendant tout ce temps, que ce qui s'est passé était sorti de ma tête, mais je ne pouvais pas m'empêcher de m'en souvenir. Je ne l'aurais jamais cru, mais je pense que c'est ce qui m'a permis de rester concentré.

Après avoir quitté le champ de débris, j'ai passé le contrôle à Bakka. Je me sentais épuisé physiquement et mentalement, j'avais oublié à quel point ça pouvait être éprouvant. Je suis descendu ici et j'ai pris soin de Cap. Il dort maintenant. Je vais dormir un peu, puis j'irai voir Bakka. Voir s'il a besoin que je prenne la relève.

Bon... Je savais que ça finirait par arriver, mais je ne suis pas sûr d'être prêt pour ça.

Pendant que je dormais, Bakka nous a amenés à Prime, d’où je suppose que Cap et Taisei sont originaires : c'était donc l'endroit idéal pour nous reposer et vendre la ferraille. Cap se sentait déjà mieux. Il m'a remercié d'être intervenu et m'a même proposé une part de sa recette, mais j'ai poliment refusé. J'aurais pu utiliser ces crédits, mais ça ne me semblait pas correct. Je lui ai dit que son vaisseau et son équipage m'avaient déjà donné plus qu'il ne l’imaginait. Sans me demander ce que ça signifiait, il m'a simplement dit que j'étais toujours le bienvenu à bord de l'Ithaca et qu’ils décolleraient dans deux jours. Une partie de moi voulait rester à bord pour voir où ils iraient, mais je sais que le Voyage m'a amené ici pour une bonne raison, tout comme il m'a amené sur ce vaisseau. Avant de débarquer, Cap a veillé à ce que je sache comment le joindre directement.

Je suis maintenant assis dans la salle d’attente du spatioport, à me demander si l'un des équipages ici présents m'emmènera avec lui loin d’ici, tout en sachant que je devrais rester pour rendre tes effets personnels à ta famille. C'est ce que j'aurais dû faire depuis des mois, mais j'ai toujours peur. Peur de ce qu'ils vont penser de moi, moi qui n’aie pas réussi à te ramener sain et sauf à la maison. Peur d’être incapable de me contrôler quand je parlerai de toi.

Voilà l’étape que je redoutais le plus. Une partie de moi espérait même que le Voyage l'éviterait d'une manière ou d'une autre. Mais je suis là, à me donner du courage pour faire ce qui est juste, et à me dire “qu'il faut réfléchir où le Voyage t’a conduit et à la façon dont le chemin a changé en cours de route.”

Je pense avoir assez réfléchi pour l'instant. Il est temps de rendre visite à tes parents. Je me demande si ce séjour avait pour but de m'amener ici ou de m'aider à comprendre ce qui m'attend. Il n'y a, je le suppose, qu'une seule façon de le savoir.